Entrer dans l’état de handicap est pour l’intéressé comme pour sa famille et ses proches, un « passage » d’un monde dans un autre, de celui des « valides » à celui des personnes handicapées. Ou plutôt d’avoir à affronter, au quotidien, un nombre incalculable d’obstacles constitués de barrières architecturales et de rejets aux multiples facettes de la part des autres. C’est ne plus regarder la vie comme avant et choisir en fonction non plus de ses désirs mais de l’absence de contraintes ou d’obstacles infranchissables. Ce passage, pour être réussi appelle un rituel qui doit aider à réussir au mieux cette transition d’un état vers l’autre. Ce rite est ici ce qu’il est convenu d’appeler « l’annonce« . Nos habitudes sociales ont évacué la pratique des rites positifs en ignorant que cela détruisait le lien social.
Le rite et la vie sociale.
Il convient de s’arrêter un moment sur l’importance des rites dans la vie sociale (« Une société ne peut pas vivre sans rites », L.V. Thomas).
« Le rite apparaît comme une assurance qu’on s’invente pour maîtriser l’épisodique et l’aléatoire. Il permet de dépasser l’angoisse ». Il fixe les repères de l’organisation de notre vie personnelle et sociale. Certains demeurent des “habitudes de vie“, d’autres ponctuent les faits marquants de la vie sociale. Ces derniers ont été dénommés « rites de passage » par l’ethnologue Arnold Van Gennep. Ils ponctuent les étapes importantes de la vie d’un être humain de sa naissance à sa mort incluant l’adolescence, l’acquisition de diplômes, la remise de décoration, de prix, le mariage, la retraite. Le rite est une forme visible, affichée, des liens entre la personne et la collectivité sociale et de reconnaissance mutuelle. C’est un élément essentiel pour l’individu de reconnaissance et l’identification sociales et, pour la société, d’inclusion sociale et de structuration de l’ordre social. « L‘Anthropologie voit dans le rite une forme privilégiée d’affirmation d’un ordre commun » (Dictionnaire critique d’action sociale). « En consacrant l’intégration de l’individu à la société globale par l’intermédiaire de groupes d’appartenance, et par l’assimilation de normes, le rite devient un facteur essentiel de cohésion sociale » (Dictionnaire critique d’action sociale).
Parler du rite est d’actualité dans notre société qui se caractérise par l’appauvrissement des liens sociaux et le développement de rites violents inversés. Ceci est particulièrement vrai en handicapologie où l’on peut opposer les « rites d’inclusion » aux « rites d’exclusion » ou de rejet.
Le médecin et l’annonce.
La nouvelle réforme des études médicales qui vient de se mettre en place a introduit un module obligatoire sur le handicap qui est malencontreusement dénommé « déficiences, handicap et dépendance » (« handicap, autonomie et réadaptation » aurait été préférable car moins stigmatisant et davantage porteur de solutions positives). Les intitulés choisis orientent malencontreusement le futur médecin vers un mode d’expression qui met surtout en valeur les aspects négatifs d’une situation déjà difficile pour le principal intéressé et ses proches. On favorise, de cette façon, le développement d’une médecine de la déficience et de l’exclusion au détriment d’une médecine de la réadaptation et de l’inclusion avec participation sociale. Son enseignement est inhomogène dans les Facultés de médecine françaises et n’est pas toujours confié à des médecins spécialisés. L’assistance aux cours n’est pas obligatoire et est inégale. Il y aura donc beaucoup à faire encore pour infléchir les préjugés et le comportement du corps de santé face au handicap et à la façon de l’annoncer. L’évolution de l’état d’esprit du corps de santé sera parallèle à celle de toute la population : l’image du handicap chez les « blouses blanches » n’est, en fait, que la projection de l’image qu’en a la société à laquelle ils appartiennent.
Ce nouveau module de l’enseignement des médecins a aussi pour objectif de combler le manque de connaissances des médecins sur les possibilités de la rééducation et sur la méthodologie de la réadaptation. Ceci impliquerait aussi une formation pratique, le plus souvent défaillante par manque de services compétents, avec un accueil en stage dans les services spécialisés puisque c’est avec les patients (ici les personnes en situation de handicap que l’on apprend véritablement la médecine.) « Il n’y a pas de meilleur livre que le malade » disait déjà Baglivi, un pionnier de la médecine clinique, au 18ème siècle.
Le Collège national des Professeurs de Médecine Physique et de Réadaptation a édité (éditions Masson) un ouvrage national, collectif qui comporte un chapitre « handicap mental » qui a été, dans sa première édition, soumis au conseil scientifique de l’UNAPEI pour avis et approbation.
Malgré les réserves que nous avons faîtes, l’inscription officielle du handicap dans les études médicales constitue un progrès notoire et doit être exploitée.
Le droit de savoir et l’annonce du handicap. Les mots pour le dire.
Le devoir d’information, renforcé par la loi du 4 mars 2002 sur le droit des patients, a induit dans le corps de santé un comportement d’explications et d’information dont l’abondance et le « réalisme« , quand ce n’est pas la froideur ou même la brutalité, ne sont pas appropriées face à la fragilité des personnes qui reçoivent le message. L’accent est mis sur les manques, le plus souvent sans proposition de solutions et de conduite à tenir ou de façon vague. On sait aussi que l’accès à l’information dans ce domaine éclaté et disparate est très difficile. On sait aussi qu’il y a un manque d’offre scandaleux très bien dénoncé dans la lettre à Jaques Chirac de Julia Kristeva qui évoque le tribunal d’honneur présidé par le Docteur Roger Salbreux, réuni le 15 mai 2002 qui a reconnu coupables, à l’unanimité, tous les premiers ministres et tous les ministres de la santé depuis 1996. Elle fait aussi le constat de la faillite et de la caducité de la loi de 1975 qui ne vaut pas la peine d’une réforme mais doit être remplacée par des dispositions juridiques audacieuses répondant à la modernité. Nous estimons, personnellement, qu’aujourd’hui nous n’en avons pas pris le chemin. Bien au contraire nous reculons ! Dans un tel contexte, l’annonce est douloureuse.
Que peut faire le médecin ? Tout d’abord il se doit de rester un être humain et de ne pas abandonner la personne handicapée, ni la considérer comme « incurable » ou « chronique« . Il ne doit pas mentir ou fuir les questions. C’est ce que reprochent aux médecins certaines personnes handicapées que nous avons suivies, notamment un médecin traumatisé cérébral : « aucun médecin ne m’a dit que je resterai handicapé !« . Il en est de même de l’anthropologue américain, devenu paralysé par maladie, qui indique que les médecins très compétents et attentifs à son état sphinctérien urinaire, à l’adaptation de son fauteuil roulant ne lui ont jamais posé la question qu’il attendait : « qu’est-ce que cela vous fait d’être tétraplégique ?« . »Être handicapé » sone dans l’esprit de ceux qui l’entendent comme un lourd verdict social, surtout si les fonctions qui caractérisent le plus l’Homo sapiens sapiens que nous sommes sont compromises : marcher, parler, penser, prendre. Un tel constat ne peut se faire sans mettre en parallèle les possibilités de la rééducation et de l’adaptation-réadaptation. C’est pourquoi la présence d’un médecin spécialiste de médecine Physique et de réadaptation auprès du spécialiste qui a fait le diagnostic est, selon nous, nécessaire. En effet le diagnostic n’est pas seulement « lésionnel », il est aussi « fonctionnel » et doit être centré sur les fonctions qui sont respectées et/ou qui peuvent être transformées plutôt que sur les lésions objectivées par l’imagerie qui ne sont pas nécessairement des indicateurs de gravité. Bref on ne peut annoncer des lésions sans proposer des solutions porteuses d’un espoir lucide. Il est important de prendre le temps, d’écouter et de tenir compte de ces dimensions essentielles de la personne que sont la subjectivité et l’affectivité, dans lesquelles les préjugés culturels, les peurs, les tabous, la culpabilité et la honte jouent un si grand rôle. L’annonce concerne l’enfant ou l’adulte en situation de handicap et ses proches, ce qui inclut aussi la fratrie qui partagera les situations de handicap du frère ou de la sœur concerné.
La notion de « deuil« , par analogie avec le vocabulaire psychanalytique, est souvent évoquée. Nous ne l’aimons pas car elle introduit un aspect négatif et de frustration. A moins d’introduire le deuil, comme le fait Edgar Morin, que nous avons légèrement modifié : « Le deuil exprime socialement l’inadaptation individuelle à une perte mais en même temps il est ce processus social d’adaptation qui tend à refermer la blessure des proches ». C’est ce même auteur qui estime que si l’Homme est en cours d’hominisation, il n’est pas certain qu’il soit en cours d’humanisation. Ceci commence avec le bureau du médecin dont on ne doit jamais sortir plus mal qu’en y entrant. Pour cela, une nouveau dialogue doit être noué avec le corps médical et, plus généralement, le corps de santé. Le médecin doit apporter écoute, respect et espoir et essayer d’être « un enchanteur dans un monde désenchanté » (Christian Hervé).
Références
Cristeva J., « Lettre au Président de la république sur les citoyens en situation de handicap« , Fayard, 2003, Paris.
Dictionnaire critique d’action sociale.
Hamonet Cl., « Les personnes handicapées« , quatrième édition, Que Sais-je ? PUF, 2004.
Hamonet Cl., « Lettre à Monsieur Jaques Chirac, Président de la République, à propos du Handicap et des personnes qui vivent des situations de handicap« , Connaissances et Savoirs, 147-149 rue Saint-Honoré 75001 Paris, novembre 2004.
Hamonet Cl, Jouvencel M. de, « Handicap, les mots pour le dire, les idées pour agir« , Connaissances et Savoirs, 147-149 rue Saint Honoré 75001 Paris, novembre 2004.
Thomas L.V., « Rites de mort« .
Van Gennep A., « Coutumes et croyances populaires en France« , Le Chemin vert, Paris.
Ce texte a fait l’objet d’une communication au deuxième colloque scientifique « Annonces et découvertes du handicap mental aujourd’hui », Espace Reuilly, Paris, 10 décembre 2004.
Article réalisé par le Professeur Claude Hamonet
© http://claude.hamonet.free.fr/fr/art_annonce.htm
Vous souhaitez nous faire part de vos commentaires sur cet article ?
Merci d’utiliser notre formulaire en ligne.